Le texte qui suit est constitué d’extraits de la préface du livre Nouvelles et dessins contre la télé, paru aux Editions Reflex. Il montre le poids écrasant de la télévision sur la vie des gens et sur la société, il analyse aussi la manière dont le petit écran pénètre les esprits, chloroforme, isole, influence, impose ses lois...
Après l’exercice d’une activité professionnelle et le sommeil, regarder la télévision constitue la troisième occupation des occidentales et des occidentaux. Elle est, et de loin, la première des activités domestiques. On y passe en moyenne trois heures par jour en France, quatre heures aux Etats-Unis.
Au fil des décennies, la télévision a pénétré dans la plupart des foyers. En 1970, en France, 32% des ménages ne possédaient pas de poste ; en 1977, 13 % ; aujourd’hui ce chiffre est tombé à 5 %. Aucun appareil ménager n’avait réussi à s’introduire dans les foyers aussi rapidement et aussi massivement. D’ailleurs, sa présence ne surprend plus du tout ; bien au contraire, c’est son absence qui étonne, et qui suscite parfois des inquiétudes. La grande majorité de la population ne se pose même plus la question de savoir pourquoi avoir un téléviseur. Les interrogations portent plutôt, pour une extrême minorité, sur l’intérêt de ne pas en avoir un.
Cette conquête des esprits se traduit aussi par une présence physique particulière
Dans la plupart des foyers, le téléviseur a un statut exceptionnel. Il trône, à la meilleure place, dans la pièce principale. L’agencement de la salle de séjour se fait en fonction du poste et non pour former un cercle convivial. Cette pièce, à l’origine lieu de rencontre structuré pour permettre l’échange entre individu-e-s, s’est transformée en salle de projection. Cette configuration se retrouve partout où la télévision s’est imposée.
Le philosophe Jean-Jacques Wunenburger le constatait : "Premier agent de la mondialisation des moeurs, elle suscite un ensemble quasi rituel de comportements uniformes, quels que soient les environnements et les messages visuels : disposition du mobilier, assemblée de spectateurs et spectatrices orienté(e)s vers la source lumineuse, horaires contraints par un spectacle généralement programmé à heure fixe, etc." Beaucoup allument leur télévision comme on ouvre un robinet d’eau, par simple habitude.
En 1990, une étude nous apprenait "qu’elle était si intégrée au quotidien que le fait d’allumer ne paraît pas constituer dans la majorité des foyers une réelle décision correspondant à un véritable choix ! D’ailleurs, même les moments censés favoriser la discussion sont altérés ; dans une enquête, 62,8% des enfants déclaraient que la télévision fonctionnait pendant le dîner. La télévision reste parfois allumée en permanence, des gens la regardent, sans en avoir la volonté, par automatisme. Centralité, omniprésence, diktat, la place du petit écran a des conséquences dramatiques.
La télévision a largement participé au mouvement de repli sur soi qui s’est développé depuis l’avènement de la société de consommation
On ne peut cependant pas la considérer comme l’unique responsable de cette atomisation. Le triomphe du libéralisme, et ses effets sur la place et le rôle de l’individu dans une société explique ce repli sur la sphère privée. Les effets de ces processus d’éclatement ont réduit les liens sociaux, qui ne se tissent plus que dans le cadre du travail, et qui, avec l’émergence de la production post-fordiste, disparaissent totalement.
La plupart des individus s’enferment dans leur cocon, protégés du reste du monde, comme l’explique le sociologue Daniel Bougnoux : "Nous demandons à la télé de nous mettre dans un état de relaxation qui permet sans bouger de chez nous et sans avoir à faire face à l’horrible monde et aux horribles "autres", de vivre ensemble séparément, d’avoir le monde chez soi. Cette vitrification de tout ce qui peut arriver (la télé est d’abord une vitre) permet d’avoir la jouissance de la stimulation sensorielle mais de façon filtrée et amortie." Enfermé dans son petit confort, captivé par la tube cathodique, la passivité s’installe.
Le lien qui unit le/la téléspectateur/rice à son téléviseur est de nature hypnotique. Regarder cette lucarne bleutée met en sommeil l’intellect, ramollit physiquement, et contrairement à ce que l’on pense communément, ne repose pas du tout. Elle fonctionne comme un anesthésiant dont on dépend très rapidement.
Le téléspectateur ou la téléspectatrice perd sa capacité, son pouvoir personnel de réflexion. Si on se réfère à la définition du terme aliénant : "l’individu perd la libre disposition de lui-même" (Petit Robert), on peut affirmer que la télévision aliène. Son fonctionnement coupe systématiquement l’individu de sa pensée.
Le flux continuel d’images interrompt et empêche la communication et la réflexion. L’incessant déversement de programmes suscite une adhésion immédiate, qui génère le silence. Marie-José Mondzain explique ce processus : "Quand on est privé de la possibilité de faire la différence entre ce qu’on voit et ce que l’on est, la seule issue est l’identification massive, c’est-à-dire la régression et la soumission".
Le réel devient ce que l’on voit. Or, s’il n’y a pas de distance entre le réel et le vu, il n’y a pas de jugement possible, donc plus besoin du politique. La réalité devient nôtre, pourquoi la changer ? Car c’est bien, comme l’explique M.J. Mondzain "cette résistance au réel qui suscite la pensée et qui incite les humains à se rassembler." La télévision engendre donc une dépolitisation du monde. L’individu est réduit à l’état de client et de spectateur, comme l’avait pressenti Guy Debord dans Commentaire sur la Société du spectacle lorsqu’il écrivait "celui qui regarde toujours pour savoir la suite n’agira jamais." L’individu est convaincu de son impuissance face à son époque. La réalité de l’ordre établi s’impose alors d’elle même, immuable.
Toutes ces heures passées devant le petit écran donnent à la téléspectatrice ou au téléspectateur l’impression d’être dans la réalité. Et plus les chaînes se multiplient, plus elle/il a le sentiment d’avoir accès au monde. Dans L’image publicitaire à la télévision, José Saborit va encore plus loin : "Notre regard a été lesté du poids inévitable de l’expérience télévisuelle et les mécanismes de vérification sont inversés". Les expériences réelles - la vie en somme - infirmeraient ou confirmeraient les "vérités" de la télévision.
Elle fabrique la réalité, comme l’explique Jacques Ellul dans Le bluff technologique : "Il n’y a pas vraiment d’information à la télévision, il n’y a que la télévision. Un événement ne devient nouvelle que si la télévision s’en empare", et "sitôt que la télévision ne montre plus rien sur la question, il n’y a plus de question. C’est bien cela qui signifie que c’est la télévision elle-même qui est le message [...] et nous sommes seulement des consommateurs/ices d’information". Actuellement la télévision a pris une telle importance dans nos sociétés que le réel correspond pour la majorité de la population (70% des personnes ont pour seule source d’information la télévision) à ce qu’elle retransmet.
L’événement, pour exister, doit être diffusé ; ceci a des conséquences - comme nous le verrons ultérieurement - sur le déroulement même de cet événement. N’est alors visible, et comme nous venons de le montrer réel, que ce qu’on veut bien nous montrer.
Les images, contrairement à ce qu’elles tendent à faire croire, résultent d’une série de choix : de la journaliste qui décide de se rendre à tel endroit, du cameraman qui filme telle scène, de la monteuse qui sélectionne telle partie, etc. Ces choix s’opèrent en fonction des opinions, des aspirations et de la structure dans laquelle travaille le ou la journaliste. Et une image n’a de sens que dans un contexte particulier.
Pourtant, on présente les images comme objectives. Elles donnent l’impression au téléspectateur ou à la téléspectatrice qu’il/elle assiste à l’événement et que ce qu’il/elle regarde est la réalité. il/elle n’a pas la possibilité de distanciation par rapport aux messages qui lui sont assénés. L’image télévisuelle ne laisse aucune place au recul et à la réflexion.
Le danger n’est pas tant de donner une vision subjective du monde que de se présenter comme objective, voir même sacrée. Alors que, comme l’écrit M.J. Mondzain : "Tout est transmis sur le mode de la participation à une réalité, en dissimulant qu’il y a des appareils, un montage, un ensemble de contraintes qui font que, sur place, on n’aurait certainement pas vu la même chose." Elle appelle ça "l’effet balcon". C’est-à-dire un effet qui donne à croire que ce que l’on voit au travers du petit écran est la réalité, dont la téléspectatrice ou le téléspectateur serait témoin. Il/elle n’assiste en aucun cas à un événement mais à une de ses représentations. Et avec les images, le travail de compréhension de la partie non visible devient très difficile.
La télévision occulte, par son principe même, l’analyse. Le téléspectateur ou la téléspectatrice intègre et fait sien-ne d’autant plus facilement ce qu’on lui présente qu’il/elle ne dispose pas de moyen pour élaborer une pensée, et donc, un autre discours. Voir ne permet pas de comprendre. L’abondance de l’information, le déferlement des images fausse la réalité bien plus qu’il ne permet d’en saisir la complexité. M.J. Mondzain résume parfaitement cette idée : "L’exercice de la liberté ne naît pas d’une accumulation. Ce n’est pas : plus je vois des choses, plus je comprends, mais toujours : plus je pense, mieux je comprends."
Tel est le message que semble vouloir nous transmettre David Cronenberg avec son long métrage Videodrome. Le cinéaste, jusque là catalogué "virtuose de la série Z" va grâce à ce film accéder au rang d'auteur et de réalisateur culte.
Il fabrique depuis ses débuts une filmographie étrange et fascinante obsédée par les mutilations corporelles et autre malformations (Chromosome 3, Scanners, La mouche) ainsi que par la dualité ou les fantasmes sexuels divers (Faux semblants, M. Butterfly, Crash).
Videodrome combine ses thèmes avec les dérives technologiques modernes, tout comme dans ExistenZ plus de 10 ans plus tard
Notre héros est un directeur de chaîne peu scrupuleux qui fait son beurre sur les pulsions les plus basses des téléspectateurs. Plus c'est trash, plus il aime. Déjà on est bluffé par la modernité du propos 20 ans après. Il va être pris à son propre piège en devenant le proie d'hallucinations diverses et variées après avoir maté ce qui s'apparenterait apparemment à un "snuff movie", film où l'on fait subir sans trucage aucun des sévices sexuels et physiques à des individus jusqu'à leur mort. Max devient alors obnubilé par Vidéodrome (le titre du programme) et va enquêter pour en connaître les tenants et les aboutissants.
Cronenberg s'interroge en cette période de développement du support VHS sur notre relation à l'image. Ou plutôt à l'écran devrait-on dire. Quelle est cette fascination qu'exerce cette petite lucarne sur ses spectateurs ? Y a-t-il un danger à en abuser, des dérives à éviter ? Et bien 20 ans après on peut constater non sans un certaine tristesse que ces thèmes sont toujours d'actualité, que Cronenberg était véritablement un visionnaire de l'intéractivité et de la télé réalité.
Chloé Delaume, écrivain : «Un formatage quasi physique»
Pourquoi avez-vous passé seize heures par jour pendant seize mois devant la télé ?
En 2004, Patrick Le Lay, le PDG de TF1, a déclaré vendre « du temps de cerveau humain disponible » à Coca-Cola. Pour la première fois, le téléspectateur était décrit comme la cible d'un formatage quasi physique. J'ai voulu écrire sur cette perméabilité aux messages de la cathode.
Avec quelles conséquences ?
Prise de poids, migraines et kystes à l'oeil gauche ! J'ai aussi ressenti de nouveaux besoins. Lorsque dans une journée, « C'est du propre », émission de téléréalité hygiéniste de M6, succède à une série américaine où l'héroïne brique sa cuisine, et qu'une pub bien placée saupoudre le tout, remplir son chariot de détergents devient indispensable !
Classique ! Mais quel regard portez-vous sur l'information télévisée ?
Je m'occupe du forum de l'émission « Arrêt sur images », sur France 5. Grâce au réflexe décryptage de l'école Schneidermann, j'ai pris du recul sur les différents traitements de l'actu. Mais seulement au début de l'expérience ! Car ensuite, le ronron de l'info, avec les mêmes images et les mêmes tournures de phrases, a pris le dessus.
En quoi est-ce dangereux ?
On s'habitue à ces trames répétitives. Et on se sent satisfait, parce qu'à force on peut prédire les questions que le journaliste va poser. La télévision devient alors une complice et peut vous influencer contre votre gré. Un matin, je lance à mon mari que l'entrée de la Turquie en Europe me fait peur à cause de son économie. Avant de réaliser que je ne le pense pas une seconde ! En revisionnant les sujets des jours d'avant, j'ai retrouvé le ton angoissant qui m'avait influencée plus que les infos.
Pourquoi avoir consacré un chapitre à « Star Academy » ?
Je parle de la chaîne qui relaie 24 h/24 ce qui se passe au « château ». Vous observez les candidats comme des rats de laboratoire. Ils sont réduits à des fonctions : la bosseuse, le pleurnichard, etc. Des pulsions mortifères, pour qu'untel tombe au prime time, vous assaillent. Au final, chacun a perdu son épaisseur humaine.
Ce point de vue est loin d'être nouveau !
Ce que je propose n'est pas un traité révolutionnaire sur la télé, mais un roman, un objet littéraire.